Que de défis et d'obstacles pour s'étendre depuis la Suisse !
Connue et reconnue mondialement pour ses tests de diagnostic ultra-rapide, la scale-up Abionic peine à poursuivre son développement depuis la Suisse. En cause: des conditions-cadres qui s’érodent, un financement complexe et le corporatisme des milieux hospitaliers. Son CEO, Nicolas Durand, n’exclut pas d’être contraint à terme de s'exiler.
La scale-up Abionic, issue de l’EPFL et basée au Biopôle, qui vient de recevoir le Swiss Medtech Award 2023, a mis au point la plateforme de diagnostic médical la plus rapide au monde. L’une de ses applications permet la détection précoce du sepsis (septicémie), qui est la deuxième cause de mortalité dans le monde (11 millions de décès par an). «Notre test permet d’identifier trois jours plus tôt une infection grave, en cinq minutes et à partir d’une goutte de sang, ce qui permet alors aux médecins d'administrer immédiatement et pour les bonnes raisons un antibiotique, et ainsi d’éviter au patient de graves complications, voire d’en mourir.» explique Nicolas Durand.
Un marché très prometteur s’ouvre alors, mais les études de validation en Europe sont longues et coûteuses, se chiffrant en dizaines de millions de francs. «Les marges pour les diagnostics sont faibles, relève Nicolas Durand. Les «venture capitalists» sont difficiles à convaincre, et il en existe peu en Suisse. L'innovation de rupture dans un domaine aussi régulé que la médecine n'est pas simple.» De plus, l'affaire Theranos – du nom d’une start-up américaine qui a fraudé à hauteur d’un milliard de dollars -, a rendu les investisseurs méfiants. Abionic parvient néanmoins à lever un total de 90 millions de francs grâce à des «business angels».
Un marché compliqué
Amener une nouvelle technologie sur un marché aussi compliqué prend énormément de temps et coûte très cher. Actuellement, l’entreprise se focalise sur la mise en place de centres de référence pour son test de sepsis, ainsi que son enregistrement aux Etats-Unis. Son activité commerciale concerne une trentaine de pays. «Le but d'Abionic est que sa technologie puisse servir le plus grand nombre et sauver des vies! Il y a clairement un côté idéaliste dans notre démarche» précise Nicolas Durand.
Nul n’est donc prophète en son pays! L’irruption brutale du Covid devait pourtant constituer, pour Abionic, une magnifique opportunité. «Au début de la pandémie, au CHUV, les médecins avaient tendance à intuber facilement les malades ayant des difficultés respiratoires, ce qui était dangereux car en procédant de la sorte, l’air injecté dans les poumons était potentiellement contaminé par des bactéries. Certains patients ont alors développé des pneumonies, puis des sepsis. Une partie importante des décès ont été causés par des surinfections d’origine bactérienne et non pas exclusivement par le virus du Covid. Malgré notre proposition de mettre à disposition notre technologie pour identifier ces cas de surinfection, le CHUV a préféré se concentrer les méthodes traditionnelles, en ignorant les innovations dont il aurait pu bénéficier. C’est très choquant! Il est normal qu’il existe des protocoles stricts que les médecins doivent suivre. Cependant, modifier ces protocoles hospitaliers pour améliorer les soins du patient, c'est le parcours du combattant!»
Ce corporatisme n’est pas le seul écueil qu’a rencontré Abionic. En 2020, la société a contacté la Confédération pour lui proposer de développer un test Covid ultra-rapide. «Nous n'avons simplement pas reçu de réponse! s'insurge Nicolas Durand. Le choix du silence comme stratégie gouvernementale est difficile à comprendre! Au même moment, nos concurrents aux Etats-Unis, eux, ont tous reçu chacun 50 millions de dollars du gouvernement pour développer un test Covid!»
«Un gâchis innovatif»
Courant 2021, Abionic finira par convaincre un investisseur privé de financer le développement d’un tel test. L’entreprise finalise alors en moins de six mois un test qui donne un diagnostic en moins de deux minutes. Malgré d'excellentes performances démontrées de manière indépendante par un laboratoire suisse renommé, l’OFSP, qui a exceptionnellement mis Swissmedic sous sa tutelle, ne reconnaît pas l’utilisation de ce test car il ne figure pas encore sur la liste commune européenne… «Nous avons alors entrepris les démarches en Europe, mais on nous a répondu que la Suisse était un pays tiers et qu'il fallait recommencer le processus de validation au sein d’un pays de l’Union européenne! Ce processus supplémentaire nous a fait perdre une année de plus et nous figurons désormais sur la liste commune européenne uniquement depuis mai 2023, alors qu’il n'y a plus besoin de test Covid. C’est un véritable gâchis innovatif!»
Pour le CEO, si l'accord-cadre avait été conclu avec Bruxelles, tout aurait été différent puisque son test aurait immédiatement été reconnu en Suisse comme dans l’UE. «Nous nous sommes focalisés sur la Suisse et l'UE pour des raisons évidentes de proximité, mais si c'était à refaire, nous opterions pour les Etats-Unis.» Nicolas Durand constate que les conditions-cadres se sont détériorées ici depuis dix ans et qu’il faut absolument inverser la tendance.
Les milieux économiques font entendre leur voix à Berne dans ce dossier. Selon Nicolas Durand, Swiss Medtech effectue un bon travail de lobbying, mais un problème demeure: les start-up ne sont ni comprises ni entendues à Berne, voire ignorées. «Personne n'a vraiment pris le relais de Fathi Derder aux Chambres fédérales. Le dossier d'un Fonds de croissance souverain est dans les limbes, vu le contexte de déficits budgétaires. Culturellement, il est admis que l’Etat investisse dans la recherche tant que l’argent est dépensé au sein des institutions publiques, mais lorsqu’il s’agit d’investir pour amener cette recherche à des applications pratiques, il est simplement exclu d’utiliser les deniers publics pour financer le développement de produits au sein d’entreprises privées! Faute d’opportunité de financement et d’un marché intérieur suffisamment grand, la Suisse est donc une magnifique boîte à idées, mais qui incite malheureusement les jeunes entreprises innovantes à devoir envisager une délocalisation pour assurer leur croissance.»
Il faut un changement culturel
Son rêve de voir Abionic devenir le prochain Logitech de la région s’avère aujourd'hui illusoire. «Dans l'absolu, lever 90 millions de francs, et ce uniquement avec des particuliers, c'est énorme. Mais notre principal concurrent américain a récolté dans le même temps un milliard et demi! Il faut arrêter de croire que l'on peut faire des miracles avec de petits moyens. Veut-on créer les Nestlé et Novartis de demain? Si tel est le cas, il faut à mon avis un changement culturel et inciter les investissements dans les projets innovants.» Délocaliser demeure «clairement une option envisageable. Nous n'aurons peut-être pas le choix. Dans l'immédiat, nous allons nous battre pour rester ici.»
Nicolas Durand constate que la Suisse demeure un pays de banquiers et d'assureurs. «On veut bien gérer les risques, mais pas en prendre. L'état d'esprit doit changer. N’oublions pas qu’il y a cent cinquante ans, tout le monde était entrepreneur: les paysans, les boulangers, les artisans, etc. Une certaine fonctionnarisation s'est établie en Suisse et c'est très dangereux. Cela tue toute forme d'initiative. Il faut donner aux entrepreneurs les meilleures conditions pour réussir et contribuer à la prospérité du pays.»
Cette interview accordée à la CVCI, a été publiée dans le dernier numéro du magazine «Demain».
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