Marché de l'électricité en Suisse : le courant ne passe plus !
Le marché de l’électricité piétine. Après le refus en votation populaire de la loi générale en 2002 et l’adoption d’une loi sur l’approvisionnement en 2007, l’ouverture du marché a été initiée deux ans après pour les gros consommateurs (plus de 100 000 KWh par an). Et il devait théoriquement être libéralisé pour tout le monde dès janvier 2018. Mais, après consultation, le Conseil fédéral a décidé au printemps dernier de geler la démarche, qui aurait concerné 4 millions de clients « captifs ». Ce n’est donc pas demain que chacun pourra choisir son fournisseur ou ses produits avec le meilleur rapport qualité/prix.
La décision prise en 2011 de sortir du nucléaire et la chute des prix de l’énergie ont changé la donne, estompé le besoin de libre-marché et reporté les débats. S’y ajoute le dialogue compliqué entre Berne et Bruxelles avec l’après-9 février.
L’industrie électrique redoutait une ouverture trop rapide, ce qui l’aurait privée de sa clientèle aujourd’hui captive. Aujourd’hui, seuls 50 000 gros clients (qui consomment 47% du courant vendu) ont quitté leur fournisseur pour bénéficier d’un tarif énergétique plus bas. Mais depuis, personne ne semble pressé d’aller plus loin dans l’ouverture du marché, tant que les prix ne sont pas stabilisés en Europe et que les relations avec l’Union européenne (UE) ne sont pas clarifiées. Le Conseil fédéral devra passer par un changement de loi pour ouvrir le marché en temps opportun. Par ailleurs, depuis le 1er janvier, les consommateurs suisses paient un supplément de 1,5 centime par kilowattheure, en particulier pour promouvoir la production à partir d'énergie renouvelable.
Une table ronde enrichissante
A la Foire du Valais le 5 octobre dernier, 400 personnes ont participé à une table ronde sur le thème du marché de l’électricité. « Il n’y a pas eu de changements réels en Europe jusqu’au marché unique de 1986 ; chaque Etat avait sa propre politique » a d’abord fait comprendre Jean-Michel Glanchat, chercheur et conseiller pour la commission européenne. En 2007, l’UE a libéralisé le marché pour les petits clients. Mais, à ses yeux, rien n’a bougé depuis, le marché a pris dix ans de retard et ne tient pas assez compte de l’énergie renouvelable.
A la suite, le professeur Fabien Roques, économiste et expert sur les questions énergétiques, a évoqué le marché helvétique basé sur le court terme dans ce contexte de crise. Selon lui, il faut déjà prendre en compte la capacité de production, car l’électricité ne se stocke pas. Et on ne répond pas à la demande de la même manière avec une centrale nucléaire qu’avec des éoliennes (qui ne produisent pas en permanence). La sécurité d’approvisionnement est essentielle, d’autant plus que la transition énergétique n’est pas assurée.
Le problème est aussi d’ordre pécuniaire : il existe plusieurs obstacles au financement des infrastructures. Les investisseurs ne sont pas rassurés, c’est donc au secteur électrique de s’adapter. Dans le cas de l’éolien, on dispose d’un coût fixe, à amortir au fil du temps, et d’un fort investissement initial. Dans le cas du gaz, on a surtout un coût opérationnel.
Les pays développés misent sur la libre-concurrence, alors que les autres Etats sont toujours régis par des monopoles. Mais il existe de nombreux marchés hybrides, qui prennent en compte à la fois la concurrence et des investissements sûrs par des clients captifs. Parmi les pays et régions que Fabien Roques cite en exemple, on trouve le Québec (92% d’hydraulique), l’Ontario (26% d’hydraulique et 29% de thermique), le Brésil (66% d’hydraulique) et le Chili (61% de thermique).
En conclusion, la Suisse connaît déjà un système hybride, avec des clients captifs et d’autres dits électifs. Selon Fabien Roques, la Suisse est au milieu du gué. Va-t-elle aller plus loin dans la démarche ? Elle dispose à ses yeux d’une opportunité, vu ses possibilités d’utiliser ses barrages et, à terme, la géothermie. Elle peut proposer des mesures d’accompagnement originales sur le long terme, mais devra aussi prévoir de lourds investissements. A elle d’inventer un « modèle suisse », alors que le marché européen fonctionne encore sur un système obsolète.
Ce qu'en pensent la CCIG et SIG
La CCIG a clairement affiché sa position en janvier 2015, lors de la consultation sur la 2e étape de l’ouverture du marché de l’électricité. Elle s’est alors dite favorable à la libéralisation complète, en particulier pour les PME. Au préalable en 2004, elle soutenait une ouverture par étapes, car ses membres en attendaient une baisse tarifaire et un approvisionnement fiable.
SIG (Services Industriels de Genève), en revanche, se sont dits défavorables à l’arrêté, soulignant l’incohérence du projet avec une stratégie axée sur l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. Ils considèrent les avantages incertains pour les consommateurs, la démarche complexe et le contexte risqué pour les entreprises.
Que gère exactement Swissgrid ?
L’ouverture du marché électrique implique la séparation de la production et du réseau. Swissgrid a été créée en 2005 en tant que société nationale pour l’exploitation de ce réseau de 6700 km. Propriétaire des installations depuis 2013, elle est chargée d’assurer un transport électrique fiable et économique. On doit la distinguer des distributeurs et gestionnaires de réseau de moyenne et basse tension.
Interview de Mauro Salvadori, Head Public Affairs chez Alpiq SA
La Suisse peut-elle se déconnecter de la réalité européenne au niveau du marché électrique ?
Non, quelle que soit l’orientation qu’elle prendra, la Suisse restera dépendante de l’Europe. Mais il faut se rendre compte que le marché de l’électricité, à l’échelle européenne, ne fonctionne que sur du court terme. Pour le long terme, les Etats membres de l’UE mettent en place des mécanismes qui visent à protéger leur production indigène. Des milliards d’euros sont engloutis chaque année dans ce marché soi-disant libéralisé par les subventions accordées aux nouvelles énergies renouvelables et par les marchés de production électrique.
Quel est le principal problème actuel, selon vous ?
La Suisse est en proie à une inégalité de traitement flagrante : il y a d’un côté des producteurs qui n’ont pas de clients finaux captifs, ce qui est le cas d’Alpiq ou d’Axpo, et, de l’autre, des groupes qui disposent de tels clients et qui fonctionnent en quasi-monopole. Un modèle à deux vitesses intenable pour nous.
Le problème en Suisse vaut surtout pour l’énergie issue de l’hydro-électrique ou du renouvelable ?
Le prix du marché actuel, inférieur aux coûts de production, est en fait fixé en fonction du coût marginal. Pour une centrale à gaz, ce coût marginal est élevé (prix du gaz). A l’inverse, pour un barrage (par accumulation), le coût marginal est très faible. Par contre, le capital à investir est énorme. Le marché ne donne plus les signaux de prix nécessaires pour garantir les investissements sur le long terme. L’hydroélectrique n’est donc plus rentable. Il y a aussi un fossé entre le coût de revient (en moyenne 6,5 centimes par kW/h) et le prix facturé au consommateur final (environ 11 centimes à Genève). Ce différentiel permet au distributeur de réaliser un gain substantiel.
Quelle est l’issue que vous voyez pour notre pays ?
Actuellement, Alpiq recherche la meilleure piste pour garantir une production indigène et obtenir un juste prix. Nous espérons aboutir à une solution entre 2019 et 2022, avec peut-être une étape intermédiaire. La stratégie énergétique de la Confédération doit permettre d’assurer la sécurité d’approvisionnement de notre pays, de même que celle des investissements. Un rapport de l’Office fédéral de l’énergie est attendu en début d’année.
En tout cas, le statu quo n’est pas viable pour vous ?
Non, vraiment pas. Nous sommes contraints de procéder à d’importants correctifs de valeurs pour nos actifs de production, en vivant sur nos réserves et en réduisant les coûts. On ne parle même pas là d’investir pour l’avenir, mais de maintenir l’existant. Nous devons introduire rapidement en Suisse un nouveau modèle de marché, ce qui aura éventuellement une incidence mineure sur les prix pour le consommateur final.
C’est-à-dire ?
Une éventuelle hausse d’un centime du kW/h pour les consommateurs captifs représenterait 50 francs de plus par an pour un ménage. Et elle serait de 1000 francs pour une PME dont la consommation se situe juste en-dessous de la limite de 100 MW/h qui donne accès au marché libre !
En conclusion, il faut être confiant ?
Oui, on est obligé de sortir de l’impasse et de préserver nos capacités de production indigènes. Comme l’UE, la Suisse doit trouver des solutions aux dysfonctionnements actuels du marché. L’ouverture complète du marché, qui devait avoir lieu il y a quatre ans déjà, ne verra pas forcément le jour…
Qui est Alpiq ?
Alpiq est un fournisseur électrique leader en Suisse. L'entreprise est aussi active dans le négoce et la distribution d’énergie. Elle est propriétaire des centrales de Gösgen et Leibstadt et de nombreux barrages. Elle propose à ses clients des prestations de services énergétiques pour les bâtiments et installations industrielles ou la technique des transports. En 2015, Alpiq, forte de 8000 collaborateurs dans 26 pays, a réalisé un chiffre d'affaires de 6,7 milliards de CHF. Le Groupe, qui siège à Lausanne, est coté à la bourse suisse SIX.
De la transparence et de l’équité, svp !
Face au lobby des énergéticiens, les groupements des grands consommateurs romands renforcent la voix des entreprises. Basée à Genève, SwissElectricity dispense ses conseils de façon indépendante depuis 18 ans pour leur proposer des économies substantielles sur leurs dépenses. Elle compte une dizaine de techniciens, ingénieurs et économistes spécialisés. Nous avons rencontré son directeur Yannick Corbalan.
En 2004, SwissElectricity et l’UIG (Union Industrielle Genevoise) s’associaient pour créer UIGEM, avec le soutien de la CCIG. L’idée était de regrouper les grands consommateurs d’énergie pour obtenir des prix compétitifs et baisser le coût d’approvisionnement. Les succès furent rapidement au rendez-vous.
Depuis, SwissElectricity n’a cessé d’accompagner les entreprises qui souhaitent optimiser les trois composantes du prix de l’électricité, à savoir l’énergie même, la distribution et les taxes. Si le prix de l’énergie a sensiblement baissé pour les clients qui ont pu changer de fournisseur et profiter des prix sur les marchés de gros européens, celui des deux autres a évolué en sens contraire, notamment pour l’électricité.
Séparer le monopole de la concurrence
Les entreprises en approvisionnement électrique (EAE) sont verticalement intégrées, c’est-à-dire qu’elles regroupent les stades de production, commercialisation, transport et distribution. Ces sociétés sont actives sur toute la chaîne de valeur. Dans la mesure où la législation ne prévoit pas de séparation juridique entre les activités soumises à concurrence (productions-commercialisation) par rapport à celles qui sont en monopole d’intérêt général (distribution), on assiste à un mélange des genres, propice aux financements croisés. Il est dès lors difficile d’exclure que les ressources ou les recettes du réseau de distribution électrique ne soient pas utilisées pour compenser le développement des activités commerciales. L’absence de ces financements croisés est impossible à vérifier.
« Si l’on ne sépare pas juridiquement la distribution des autres activités soumises à concurrence, on maintient un modèle qui contribue à augmenter les prix et le risque de désinvestissement dans les réseaux. La question de la sécurité d’approvisionnement en dépend », s’exclame le directeur de SwissElectricity.
Une gestion transparente indispensable
Une telle séparation permettrait d’améliorer la transparence de gestion que les groupements demandent depuis toujours. Il est d’ailleurs nécessaire de consolider le nombre d’exploitants de réseaux. Des économies d’échelles sont nécessaires, car le coût du réseau suisse est quasiment deux fois plus important que celui de ses voisins européens. Il en va de la compétitivité de ses entreprises.
La Suisse compte actuellement 800 gestionnaires de réseau de distribution. Un tel nombre est aussi la conséquence de la parafiscalité qui existe dans ce domaine. Autrement dit, les taxes et redevances perçues au profit des entités autres que l’Etat. Les Romands sont d’ailleurs les champions suisses en la matière.
Contrairement à la taxe fédérale RPC (rétribution à prix coûtant) prélevée pour promouvoir le renouvelable, les taxes énergétiques prélevées en Romandie ne sont presque jamais affectées à des projets correspondants. Elles servent plutôt à alimenter les caisses des collectivités publiques. C’est le cas des redevances pour l’utilisation du domaine public. C’est le cas de l’utilisation du droit du sol. Pour faire face à leurs dépenses croissantes, certaines collectivités incitent les entreprises électriques dont elles sont propriétaires à leur restituer une partie du résultat d’une EAE provenant du secteur monopolistique. Ce modèle s’apparente donc à une imposition déguisée.
Accès non discriminatoire pour les PME
« Il devient nécessaire de revoir la législation, explique Yannick Corbalan, pour que toutes les entreprises, notamment les PME qui représentent deux tiers des emplois en Suisse, puissent bénéficier équitablement de l’accès au réseau ». D’ailleurs, les résultats de la récente consultation sur la seconde étape de l’ouverture du marché montrent que la majorité des acteurs y sont assez favorables.
Et M. Corbalan d’ajouter : « Et pourtant, la Confédération poursuit sur la voie actuelle, où seuls les consommateurs finaux pesant plus de 18 000 CHF/an ont la liberté de choisir le fournisseur. Les autres continuent à financer seuls les pertes des centrales nucléaires ». L’été dernier, le Tribunal Fédéral a d’ailleurs rendu un arrêté, qui aurait pu inciter les électriciens à revoir leur position. De nombreux acteurs de la branche devront rembourser leurs clients qui n’ont pas bénéficié des gains d’accès. Le remboursement se fera dès 2018 avec effet rétroactif au 1er janvier 2013.
Le 16 novembre dernier, la décision est presque passée inaperçue, mais, en coulisse, l’argumentaire des électriciens convainc la Commission de l'environnement, de l'aménagement du territoire et de l'énergie du Conseil des Etats (CEATE-E). Celui-ci estime préférable de permettre aux entreprises électriques de répercuter intégralement les coûts de leur propre production à leurs clients captifs, sans devoir tenir compte des bénéfices obtenus du fait de leur accès libre au marché. Le risque opérationnel est répercuté sur les consommateurs finaux, qui assument les pertes, alors qu’au temps des bénéfices, le discours était tout autre.
Que faire pour changer les choses ?
Selon Yannick Corbalan, il faut revoir l'organisation au sein des groupements. Et créer une structure associative romande des consommateurs d’énergie pour faire passer le message d’une seule voix. Les recettes issues des clients captifs permettent aux producteurs et fournisseurs d’engranger des centaines de millions de francs par an sur leur dos. Selon une étude du Groupement Systèmes Energétiques, l’industrie électrique suisse aurait bénéficié depuis 2010 d’une rente estimée entre 280 et 550 millions de francs par an. La décision prise par la CEATE-E montre à quel point il devient important de s’interroger sur la nature des aides étatiques demandées par l’industrie et accordées par le Parlement. En ce qui concerne la politique énergétique, les conflits d’intérêts semblent permanents et les décisions prises en fonction des intérêts des plus puissants. On l’aura compris, SwissElectricity souhaite aller désormais à contre-courant…
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